Liseuse
lundi 22 juillet 2019
Photographie documentaire
La photographie documentaire contemporaine dans les Amériques
La photographie documentaire contemporaine dans les Amériques
Contemporary
documentary photography in the Americas
Fotografía
documental contemporánea en las Américas
Marion Gautreau
et Jean Kempf
1
Il est banal de dire, mais faut-il encore le rappeler, que les
liens entre la photographie et le monde réel sont d’une nature particulière en raison
de la manière dont l’image est produite. Et c’est cette nature particulière qui
très tôt en a fait un outil de dévoilement et de connaissance du monde. Ce qui
s’est petit à petit défini comme « le documentaire » (on s’accorde en
général pour placer l’apparition du terme dans les années 1920-1930) s’ancre
dans cette modalité de l’image photographique. Il s’agit d’utiliser la
photographie non comme un mode d’expression mais au contraire d’exploration.
Pourtant, quoique simple en apparence, cette opposition est bien plus
didactique que réelle – aucune frontière nette entre les deux domaines.
Mais s’il existe de nombreuses manières d’utiliser la photographie dans son
lien au « réel » – au hasard, la photographie familiale, la
photographie scientifique, de presse, d’identité ou policière – le
documentaire est d’une autre nature. Certes proche du photojournalisme voire de
la photographie de presse, à la fois par les thèmes abordés et parfois par la
forme plastique, il ne saurait pour autant se confondre avec lui. Le
documentaire ne se définit ni par son style comme le proposait Olivier Lugon
dans un propos historique (Lugon O., 2001), ni par son sujet, l’extraordinaire,
comme l’écrivait Stuart Franklin (Franklin S., 2016 : 9). Ses
caractéristiques sont, d’une part, un propos, une intention, une position
d’auteur et, d’autre part, une relation entre photographe et sujet qui implique
la durée (même si les temporalités peuvent être très variables, de quelques
jours à plusieurs années voire décennies). Ces deux modalités impliquent donc
aussi une attention particulière portée à la manière dont le documentaire va
être diffusé : formes appropriées à une narration complexe et très grande
vigilance du (de la) photographe à l’usage qui en est ou sera fait. Cet ensemble
de contraintes peut se résumer par le mot « exigence ».
2
Rebeca Monroy Nasr, historienne de la photographie mexicaine
depuis plus de trente ans et photographe à ses débuts, propose, dans
l’introduction de son dernier ouvrage, de différencier ainsi photojournalisme
et photographie documentaire, deux pratiques qui ont en commun une visée
informative mais dont le mode de réalisation et les usages diffèrent
grandement :
- 1 « La diferencia entre fotodocumentalismo y fotoperiodismo se establece a partir del uso social de l (...)
La différence entre la photographie documentaire et le
photojournalisme s’établit à partir de l’usage social de l’image et de
l’intention avec laquelle le photographe prend cette image. Nous nous
considérions des photographes documentaires car nous capturions un événement
sans avoir la certitude de la vente ou de la publication de ce matériau. Nous
travaillions avec le désir de léguer un témoignage visuel du moment, même si
c’était pour qu’il dorme dans nos archives personnelles ; nous espérions
la possibilité de publier ou bien d’exposer ou éditer ces photographies dans un
espace public, à plus long terme (Monroy Nasr R., 2017 : 21)1.
3
Des grandes opérations photographiques qui documentèrent les
expéditions dans l’Ouest étasunien (surveys) au xixe siècle aux enquêtes
urbaines sur le mal logement, l’immigration et le travail des enfants au
tournant du siècle (Jacob Riis et Lewis Hine par exemple), aux images, enfin,
de la Farm Security Administration dans les années 1930, la démarche
documentaire jouit déjà d’un long passé lorsqu’elle est reprise et utilisée, à
partir des années 1920 puis surtout des années 1930 à 1960, par la presse
illustrée sous la forme de l’essai photographique – photo essay
en anglais, fotoensayo en espagnol (Chouard G. et al., 2014).
Ce terme, que nous pourrions traduire par « essai photographique »
mais qui est très peu utilisé en français, reprend les codes de l’essai
littéraire : proposer une réflexion structurée autour d’un sujet
clairement délimité afin de susciter une prise de conscience et d’engager,
éventuellement, un débat autour de ce sujet. C’est dans ce cadre-là que certains
photojournalistes adoptent dans leur profession la pratique du « double
appareil photo » (« doble cámara », en espagnol). Le
premier appareil sert à faire des photographies destinées aux journaux et aux
sites Internet d’information ; il produit des images permettant de voir le
mieux possible le contenu informatif de la situation. Le deuxième appareil est
utilisé pour produire des images qui vont s’insérer dans des séries
photographiques, pensées comme telles et menées sur le long terme. C’est le cas
par exemple de Fernando Brito, photojournaliste mexicain de l’État du Sinaloa,
qui dénonce à travers son travail documentaire les violences liées à la guerre
du narcotrafic, développant ainsi une conscience sociale intrinsèquement liée
au documentaire.
- 2 On peut cependant citer les noms d’historiens de la photographie latino-américains qui, à l’heure a (...)
4
On le voit, si la domination des modèles étasuniens sur le monde
de la photographie depuis au moins la fin de la Seconde Guerre mondiale est
avérée, et non pas seulement dans le domaine de la photographie d’art (ou
plasticienne), il subsiste, même en cette époque de mondialisation des images,
des cultures visuelles spécifiques – locales – qui appellent ou
simplement produisent des formes particulières de narration visuelle. Toute la
difficulté, et tout l’intérêt, de penser le documentaire photographique depuis
le continent américain dans son entièreté, provient des différences de temporalités
dans le développement de cette pratique photographique selon les régions. Par
ailleurs, l’histoire de la photographie ayant été principalement écrite et
diffusée depuis l’Europe et les États-Unis, l’exhumation de l’histoire de la
photographie documentaire dans les pays d’Amérique latine relève encore parfois
de la recherche archéologique. Peu de récits d’historiens décrivent la
généalogie du documentaire chilien ou brésilien même si, d’évidence, cette
lignée existe malgré son absence de tracé, alors que du côté nord-américain,
depuis au moins l’article de Beaumont Newhall de 1938 puis la première édition
de son histoire de la photographie (1949), le genre est repéré, décrit, codifié
et en partie aussi encadré et normé2.
- 3 Voir à ce propos Meiselas S., 1990.
5
De plus, il n’existe pas, a priori, de convergence
entre les différentes phases de la photographie documentaire au nord et au sud
du continent, comme il n’existe pas non plus de convergence entre les
« différents suds » du continent. Si les techniques se diffusent de
la même manière dans l’ensemble des Amériques (apparition de la similigravure,
généralisation de la pellicule souple, introduction de la couleur, passage à la
photographie numérique), en revanche, l’impulsion donnée à la photographie
documentaire par les institutions et contextes politiques et sociaux ainsi que
par les possibilités de productions, diffère sensiblement selon les pays. Les
dictatures du Cône sud dans les années 1970 et 1980 révèlent à la fois un
besoin criant d’essai photographique sur cette période de répression et une
impossibilité matérielle et physique de le mener à bien3. À la
même période, au contraire, se développe au Mexique une intense activité
documentaire qui prend naissance dans le photojournalisme, en particulier à
travers les journaux Unomásuno et La Jornada, mais dont les
photographes vont peu à peu s’émanciper pour lui préférer le temps long.
6
C’est pour cette raison que nous avons choisi de demander à des
spécialistes de la photographie et des cultures des Amériques de réfléchir sur
des pratiques documentaires spécifiques afin d’en montrer la diversité, la
richesse et la complexité, plus que la convergence.
7
Ce numéro sur des pratiques documentaires dans les
Amériques (aucune exhaustivité n’est bien entendu possible) s’organise
cependant autour de trois modalités que l’on retrouve à des degrés divers dans
nombre de projets documentaires : la référence scientifique ou au
contraire idéologique ; la forme artistique comme accès aux complexités du
réel ; et enfin l’usage du documentaire comme outil d’affirmation d’une
identité ou d’une reconquête de mémoire.
8
Combinant l’observation de longue durée et la narration, le
documentaire fait naturellement et largement usage des séries selon des formes
plus ou moins strictes mais qui toujours dilatent la dimension temporelle pour
en saisir le sens dans le processus de transformation. C’est le cas du
méticuleux travail d’inventaire de Camilo José Vergara, un
photographe chilien qui a travaillé aux États-Unis où il a compilé une archive
urbanistique méthodique de ghettos noirs dans lequel Philippe Bazin (lui-même
photographe) voit une machine de guerre au sens deleuzien, « un moyen de
faire sortir [le ghetto] du carcan dans lequel l’ultralibéralisme violent l’a
enfermé depuis des décennies ».
9
Tout aussi engagées, mais presque aux antipodes de la forme, les
images que réalise le Suisse Jean-Claude Wicky entre 1984 et 2001 dans des
mines boliviennes sont un exemple à la fois d’une photographie humaniste
classique qui rappelle, avec ses corps rendus dans de riches tirages
noir-et-blanc, les images de W. Eugene Smith, et de l’observation
participative. Baptiste Lavat nous présente, avec le travail peu connu en
France de Jean-Claude Wicky, ce qui constitue l’expérience de nombre de
documentaristes au quotidien : le partage de vies qui ne sont plus tout à
fait celles de leurs sujets sans pourtant jamais complètement être la leur, un
entre-deux difficile que connaissent aussi les ethnologues, voire les
sociologues.
10
C’est donc un contraste brutal qui attend le lecteur qui
suivrait l’ordre du sommaire pour découvrir ensuite le spectacle de la
catastrophe, comme Danièle Méaux nomme les images des « ruines de
Detroit » de Yves Marchand et Romain Meffre, et le travail
sophistiqué et ambigu de Joel Sternfeld sur la High Line de
New York. Les vestiges d’un passé industriel puissant suscitent aujourd’hui
un engouement pour ce que l’auteure appelle d’une jolie formule « le
néo-pittoresque déglingué » qu’exploite une photographie
post-moderne ; malgré des images qui stimulent l’imagination des lieux et
proposent « un paysage en devenir », Joel Sternfeld, avec la
documentation même de la transformation paysagère du passé industriel,
participe de la réappropriation chic par des classes sociales privilégiées des
anciens espaces de travail et de production devenus de loisir.
11
Cette difficulté à dire la brutalité et l’exclusion que génère
la ville moderne, et plus généralement à dire le réel tout court (dans son
aspect le plus cru), est analysé par Gwen Cressman qui a choisi pour cela
de comparer deux œuvres photographiques très différentes, celles de Martha Rosler
et de Jeff Wall, mais qui partagent une même méfiance vis-à-vis de la
possibilité d’un accès simple et direct au réel par la photographie.
Plasticiennes et conceptuelles, leurs photographies ne cessent d’interroger ce
désir de voir et cette résistance du monde à se laisser comprendre.
12
Beaucoup plus concrète, la troisième partie de cette livraison
propose trois parcours différents qui combinent à la fois le témoignage sur une
ou des réalités sociales, culturelles ou historiques, et une tentative de
déconstruction des stéréotypes à travers non seulement la fabrication des
images mais aussi l’intégration à des ensembles discursifs, à des dispositifs
spécifiques. Morgana Herrera présente le travail de Musuk Nolte, un
photographe péruvien qui, à travers ses séries en noir-et-blanc, se place à
contre-courant des représentations exotiques de l’espace amazonien. Grâce au
choix de ses sujets (plus urbains que ruraux) et au traitement des personnes
photographiées (dans leur quotidien et les contraintes de leurs conditions de
vie), il offre une place non-ethnographique aux habitants de l’Amazonie
péruvienne sur la scène visuelle internationale. Maude Oswald, quant à
elle, montre comment un inventaire de signes fonctionnels (les marques de la
défense civile sur les bâtiments abandonnés après l’ouragan Katrina) devient
sur le web un outil de construction mémoriel a posteriori, signifiant
ainsi l’action « en retour » des photographes sur le réel sous forme
d’une ré-appropriation. Cette ré-appropriation est au centre du projet que se
propose d’étudier Aurélie Journée, celui d’une photographe amérindienne
dont les portraits essaient de combiner l’héritage ancestral et une modernité
qui peut faire advenir une parole plus épanouie, en particulier des femmes autochtones.
13
On le voit, si le parcours proposé est nécessairement partiel,
il rend cependant compte des subtiles différences au sein d’une préoccupation
qui traverse le documentaire : celle de l’émancipation.
Chouard, Géraldine, Kempf, Jean et Brunet, François,
« La photographie “documentaire” américaine : nouvelles
approches », Transatlantica, vol. 2, 2014, http://journals.openedition.org/transatlantica/7245,
page consultée le 23 février 2019.
Franklin, Stuart, The
Documentary Impulse, Londres, Phaidon, 2016.
Lugon, Olivier, Le style documentaire :
d’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Macula, 2001.
Meiselas, Susan (dir.), Chile from within, New York ;
Londres, W.W. Norton & Company, 1990.
Monroy Nasr, Rebeca, Con el deseo en la piel. Un
episodio de la fotografía documental a fines del siglo xx, Mexico, UAM-Xochimilco, 2017.
Newhall, Beaumont, « Documentary Approach to Photography », Parnassus,
vol. 10, n° 3, 1938, p. 2-6 [accessible sur JSTOR,
http://www.jstor.org/stable/771747].
DOI : 10.2307/771747
DOI : 10.2307/771747
Newhall, Beaumont, The
History of Photography from 1839 to the Present Day,
New York, Museum of Modern
Art, 1949. Traduction française en 1967.
Notes
1 « La diferencia entre fotodocumentalismo y fotoperiodismo se
establece a partir del uso social de la imagen y la intención con la que el
fotógrafo toma esta imagen. Nos considerábamos fotógrafos documentales aquellos
que captábamos el acontecimiento sin tener la certeza clara de la venta o la
publicación del material. Trabajábamos con el deseo de dejar un testimonio
visual del momento aunque éste solo se integrara a nuestro acervo personal, con
la posibilidad de publicar posteriormente para realizar alguna exposición o
edición de las imágenes en algún espacio público. »
2 On peut cependant citer les noms d’historiens de la photographie
latino-américains qui, à l’heure actuelle, reconstruisent ces récits petit à
petit : Cora Gamarnik en Argentine, Boris Kossoy et Ana María Mauad au
Brésil, Rebeca Monroy Nasr, John Mraz ou Alberto del Castillo au Mexique, pour
n’en citer que quelques-uns.
3 Voir à ce propos Meiselas S., 1990.
Pour citer cet article
Référence électronique
Marion Gautreau et Jean Kempf, « La photographie documentaire contemporaine dans les Amériques », IdeAs [En ligne], 13 | 2019, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 22 juillet 2019. URL : http://journals.openedition.org/ideas/5099Auteurs
Marion Gautreau
Enseignante-chercheuse au département d’études hispaniques
et hispano-américaines de l’Université Toulouse-Jean Jaurès. Historienne de la
photographie latino-américaine, elle est notamment spécialiste du Mexique. Ses
recherches portent essentiellement sur la photographie de presse et la
photographie documentaire dans leur articulation avec le récit historique
national, aux xxe et xxie siècles. Elle a
publié un ouvrage sur la photographie de la Révolution mexicaine, De la
crónica al ícono: la fotografía de la Revolución Mexicana en la prensa
ilustrada capitalina (1910-1940), et travaille actuellement sur le
photojournalisme mexicain depuis 1968.
Jean Kempf
Professeur de civilisation des États-Unis à l'Université
Lumière-Lyon 2. Il est spécialiste de l'histoire de la photographie
américaine au xxe siècle.
Il a notamment écrit sur la commande institutionnelle, sur les street
photographers et sur les pratiques documentaires, et s'intéresse
aujourd'hui à la sociologie des milieux photographiques contemporains. Il a
participé à l'aventure de L'Amérique des images (Hazan, 2013) et a publié
une Histoire culturelle des États-Unis (Belin, 2015).
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